Vers un monde de villes-startups

 

En avril passé, j’étais invité à Belgrade en Serbie pour une conférence où je devais débattre sur les limites de l’Union Européenne.

Les serbes sont très intéressés par toute information sur ce sujet.

Ils sont en effet très partagés sur le fait de joindre l’UE.

S’ils voient une parenté évidente et un intérêt commercial à tendre la main vers les autres pays européens, ils sont sceptiques envers les institutions politiques de Bruxelles et leur animosité envers la Russie, leur allié historique. [1]

Mais si je pense à cette conférence aujourd’hui c’est pour une rencontre bien particulière que j’ai faite là-bas.

J’ai rencontré Vit Jedlicka, un sympathique tchèque qui a eu l’audacieuse idée de créer son propre pays ! Comme j’ai passé plusieurs années dans son pays d’origine, j’ai rapidement eu un bon contact avec ce jeune père de famille un peu fou.

Son projet de pays s’appelle « Liberland » et se situe entre la Serbie et la Croatie sur une bande de terre non revendiquée résultant d’un changement de lit du Danube. Comme cette terre se situe dans les eaux internationales du Danube et est « sans maître », Vit Jedlicka a décidé d’y faire naître son projet de cité-état libre. [2]

Il a levé des fonds importants et quantité de gens sont volontaires au déplacement vers cet état libre sans impôt et avec une charte simple et concise.

Je ne peux prédire si ce projet aura du succès mais l’idée de « villes franches » a quant à elle un long passé glorieux.

Les villes franches et les cités-états

 

L’Europe est le berceau des cités-états ou villes franches. Durant le Moyen-Âge, les seigneurs, réalisant l’intérêt pécunier de l’opération, établirent des chartes pour certaines villes, les libérant ainsi de nombreuses contraintes légales et leur accordant plus d’autonomie (élection d’un maire, fixation de l’impôt, etc…).

Grâce à cet acte incitatif, les populations paysannes ont migré peu à peu dans ces bourgs et se spécialisèrent dans des métiers plus lucratifs. C’est la création de la classe « bourgeoise ».

Certains économistes soutiennent que c’est l’un des précurseurs de l’avènement de l’ère industrielle et des Lumières.

Aux côtés des cités franches, ce sont les cités-états qui prirent le plus d’ampleur et qui seront les plus formidables exemples de l’expansion économique du Moyen-âge tardif. Ces exemples historiques sont toujours étudiés aujourd’hui et leur gloire d’antan resplendit encore aujourd’hui :
– Les villes italiennes de Venise, Pise ou Gênes
– les villes de la ligue hanséatique (Hambourg, Lübeck, Riga, Brême, …)
– les villes de Strasbourg et de Metz en France
– les provinces-unies des Pays-Bas
– les villes libres des cantons suisses (Zürich, Berne, Bâle ou Genève)

L’intérêt de ces villes est d’avoir grandement cassé le carcan institutionnel rigide et oppressif de la féodalité.

Ces cités-états, incapables de s’auto-suffire, étaient très tournées vers le commerce et les échanges s’affranchissant un maximum des taxes et des brevets qu’imposaient les seigneurs pour renforcer leurs armées ou leur luxe personnel.

Les villes franches d’aujourd’hui

 

Et le sujet est pleinement d’actualité !

Les cités-états actuelles que sont Singapour ou Hong-Kong ont inspiré les plus gros booms économiques de ces dernières décennies.

Voyant le succès flamboyant de ces deux petits ports, la Chine s’en inspire dans les années 80. Elle crée des « zones économiques spéciales » délivrées du carcan communiste, abaissant ou supprimant l’impôt sur plusieurs années aux entrepreneurs souhaitant démarrer une activité.

C’est un véritable succès.

La république populaire de Chine étendra ces régimes spéciaux à une quantité de villes côtières qui, toutes, prendront leur essor et deviendront les poumons économiques de l’Empire du milieu.

Ne cherchez pas ailleurs, la croissance chinoise CE SONT les villes franches.

Cet essor économique a amélioré la vie de centaines de millions de chinois et sorti le pays de l’extrême pauvreté dans lequel il était plongé après des décennies de régime autoritaire et centralisateur.

Un économiste de renom s’est penché sur ce phénomène : le prix Nobel de cette année, l’américain Paul Romer. [3]

L’économiste des « charters cities »

 

Les modèles économiques classiques de la croissance ne donnent pas d’indications sur la manière dont l’innovation émerge. Romer a donc recherché les éléments qui amènent les gens à entreprendre et à innover.

Sa réponse : ce sont essentiellement les « règles institutionnelles » qui vont déterminer le dynamisme d’une société.

Paul Romer indique par exemple que ce sont ces règles qui expliquent pourquoi les habitants des pays pauvres se baladent avec des téléphones portables mais n’ont souvent pas accès à l’électricité pour les recharger. [4]

Les lois de ces pays bloquent le développement et… sont très difficiles à changer.

C’est ce qu’il appelle la loi de fer des lois (iron rule of rules) : la coordination sociale est compliquée et il y a énormément de frictions lorsqu’on souhaite changer des lois même si celles-ci sont inefficaces et négatives pour l’ensemble de la société.

En effet, la plupart des lois protègent un cartel d’affaire et font vivre toutes sortes de corporations et de politiciens : il y a donc énormément d’oppositions à supprimer ces privilèges.

La solution du prix Nobel Paul Romer est plutôt simple : expérimenter de nouvelles réglementations dans le cadre de villes indépendantes : les charters cities (villes avec charte). Si ces normes fonctionnent, la ville attirera du monde et se développera.

En séparant légalement un petit territoire d’une grande entité, on arrive à s’affranchir de la plupart des frictions politiques rendant impossible toute véritable réforme. Le coût de coordination est donc réduit et l’expérimentation est rendue possible.

Autre élément important : en donnant de l’autonomie à de petites entités, on rapproche le pouvoir du peuple et de ses réalités.

La richesse de la décentralisation

 

Parler de « villes startup » fait très moderne… mais en réalité cela provient d’une réalité historique très ancienne et typiquement européenne.

Quand on lit l’actualité politique, on a l’impression que ce qui importe réellement ce sont les « blocs économiques » : Union européenne, Etats-Unis, Mercosur (alliance sud-américaine), Chine ou Russie.

On met sans arrêt en avant les luttes de pouvoir : guerre commerciale, confrontation des puissances et on compare les puissances sur des tableaux, on parle de G8 et de « premières puissances mondiales ».

On fait croire, en filigrane, que la force serait au centre de la prospérité.

La réalité historique est que les Empires finissent toujours par s’effondrer en raison de leurs contradictions internes et de leur mauvaise gestion.

L’autre réalité est que les petits Etats sont souvent plus prospères et plus respectueux de leurs citoyens.

Le centralisme politique favorise le lobbyisme et les arrangements entre amis (comme on peut le voir en France) alors que les petits états ont une bonne auto-gestion. Ceci n’est cependant pas une règle d’airain.

La leçon de Paul Romer est que la pluralité des législations est importante pour faire émerger les systèmes légaux plus pertinents et que, par conséquent, la décentralisation du pouvoir est cruciale.

A l’heure où l’on tend à homogénéiser les lois sur des continents entiers et à signer quantité de traités internationaux, cette leçon fait réfléchir.

Sources :

[1] https://www.letemps.ch/monde/serbie-ballottee-entre-russie-lunion-europeenne
[2] https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-monde/20150420.RUE8750/liberland-la-nouvelle-micro-nation-des-balkans-recrute-des-citoyens.html
[3] https://blog.francetvinfo.fr/classe-eco/2018/10/14/william-nordhaus-paul-romer-nobel-deconomie-2018.html
[4] https://www.youtube.com/watch?v=mSHBma0Ithk&t=6s





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